La mesure du diamètre de la Terre ne fut pas un résultat isolé.
C'était un passage essentiel dans la réalisation d'un ambitieux
projet scientifique : la description quantitative de tout le monde
connu. Il s'agissait d'une exigence particulièrement importante
en raison de la soudaine extension du monde grec à la suite des
conquêtes d'Alexandre.
Un élève d'Aristote, Dicéarque, vers
300 avant J.-C., avait fait le premier pas vers l'établissement
de la géographie mathématique en localisant un « parallèle »,
c'est-à-dire en recensant une succession de localités toutes situées
à la même latitude, de Gibraltar à la Perse.
Eratosthène, sur la base du travail de Dicéarque, de son propre
calcul du méridien et de la récolte systématique d'autres informations,
dessina la première carte scientifique du monde connu qui s'étendait
de Gibraltar à l'Inde et de la Somalie au cercle polaire arctique,
en se servant de méridiens et de parallèles équidistants; dans
trois livres de Géographie, aujourd'hui disparus, il émettait
aussi l'hypothèse de l'existence, aux antipodes, d'un continent
habité.
Au II siècle avant J.-C., la géographie mathématique progressa
aussi grâce à l'œuvre d'Hipparque de Nicée, qui, en particulier,
avait insisté sur la nécessité de déterminer les différences de
longitude grâce aux méthodes astronomiques, en mesurant la différence
entre les temps locaux de la même éclipse de lune.
Au II siècle après J.-C., à l'époque impériale, s'occupèrent
de nouveau de géographie, en rapport étroit avec l'astronomie
et la géométrie sphérique, Marinus de Tyr et Ptolémée dont l'oeuvre
principale sur le sujet, la Géographie, nous est restée (quoi
que dans un remaniement byzantin incomplet) .
La différence entre la géographie mathématique hellénistique
et les oeuvres « géographiques » de la Grèce classique, et aussi
avec celles de Rome et du Moyen Age (constituées essentiellement
de récits de voyages), illustre bien la différence entre les civilisations
scientifiques et pré-scientifiques.
La géographie mathématique de Ptolémée est autant scientifique
que la géographie moderne. Il s'agit d'une « théorie scientifique
» typique, selon laquelle, à n'importe quel lieu de la Terre correspond,
dans le modèle, un point d'une superficie sphérique déterminé
par un couple de coordonnées sphériques : la latitude et la longitude.
Divers problèmes peuvent être résolus ainsi, par exemple calculer
la durée du jour en fonction de la date et de la latitude, et
expliquer le climat local en fonction des variations du rayonnement
solaire. Ptolémée connaissait aussi la cartographie, c'est-à-dire
qu'il savait utiliser diverses projections, et à l'aide de ces
projections coniques modifiées, dont il utilisait les propriétés
mathématiques, il pouvait représenter la Terre sur des cartes
planes de façon à conserver l'information de la représentation
sphérique.
La géographie mathématique « moderne » n'est pas différente de
celle de Ptolémée, retrouvée dans les études de la Renaissance.
Il est possible de reconstituer les cartes de Ptolémée sur la
base des latitudes et des longitudes annotées pas lui dans la
Géographie pour environ 8000 localités, de l'Irlande au sud-est
asiatique.
Bizarrement, alors qu'Eratosthène fixait, avec une bonne approximation,
à 700 stades la longueur d'un degré de méridien, et que la même
mesure avait été reconnue un siècle plus tard par Hipparque, Marinus
et Ptolémée, au II siècle après J.-C., utilisèrent la mesure de
500 stades.
Un erreur aussi grossière ne pouvait provenir d'un nouveau calcul
indépendant, mais seulement d'une interprétation erronée des données
de l'Antiquité. Tant Marinus que Ptolémée cherchèrent à utiliser
les résultats d'une période dont des siècles les séparaient et
durant lesquels les recherches sur le sujet avaient été interrompues.
Les études à Alexandrie avaient été tragiquement interrompues
par les persécutions d'Evergète II en 145 avant J.-C. La Bibliothèque
fut conservée, ce qui constituait l'élément principal de continuité
entre la période de progrès scientifique et la reprise en âge
impériale. Après la persécution, la pénurie d'intellectuels était
toutefois telle qu'un certain Cyda, officier des lanciers, fut
nommé à la tête de la Bibliothèque, comme nous le révèle un papyrus.
L'on comprend facilement comment cette situation avait créé, à
l'époque impériale, cette dépendance passive aux écrits qui s'aggraverait
par la suite, et qui, parfois, sera attribuée même à la période
d'or de la science alexandrine, mélangeant ainsi des climats culturels
tout à fait différents.
On peut alors se demander pourquoi Marinus de Tyr et Ptolémée,
tout en connaissant la méthode utilisée par Eratosthène, ne purent
jamais refaire le calcul du méridien, en s'attachant en revanche
à interpréter faussement les données de l'Antiquité. Ici la réponse
est claire : c'était évidemment parce que, pouvant encore lire
l'œuvre d'Eratosthène, ils mesuraient toute la complexité de ses
relevés topographique qui n'était plus envisageables en régime
de politique "coloniale".
Ce fut l'erreur de Ptolémée sur la longueur du stade qui amena
Christophe Colomb, dont les connaissances géographiques étaient
fondées sur la Géographie, à sous-évaluer les dimensions de la
Terre.
L'erreur (concernant les dimensions de la Terre et non la superficie
des continents, laquelle avait été relevée avec une approximation
raisonnable par Ptolémée) influença par deux fois les calculs
de Colomb. Celui-ci, surévaluant l'extension en longitude de l'Eurasie,
sous-évalua les degrés de longitude qui séparaient, à l'ouest,
la péninsule ibérique de l'Asie ; en outre, il sous-évalua la
distance linéaire correspondant à la différence de longitude ainsi
établie. Il en résulta que la distance à parcourir était estimée
à environ la moitié de la distance effective.
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