Par GEORGES CHARPAK Prix Nobel de physique, JACQUES TREINER
Professeur émérite à l’université Pierre-et-Marie-Curie, Paris,
SÉBASTIEN BALIBAR Directeur de recherche au CNRS, Ecole normale
supérieure, Paris
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Ce que nous craignions est donc en
train de se produire : le coût prévisionnel de construction d’Iter
venant de passer de 5 à 15 milliards d’euros, il est question d’en
faire subir les conséquences aux budgets de financement de la
recherche scientifique européenne. C’est exactement la catastrophe
que nous redoutions. Il est grand temps d’y renoncer.
Iter est le réacteur
expérimental que sept pays ont décidé de construire à Cadarache (en
Provence) afin de tester la possibilité de produire de l’électricité
à partir de la fusion nucléaire. Ces pays sont les Etats-Unis,
l’Europe, la Russie, la Corée du Sud, le Japon, la Chine et l’Inde.
La revue Nature du 1er juillet 2010 nous apprenait que la
contribution européenne devait passer de 2,7 à 7,2 milliards
d’euros, dont 1,4 milliard à trouver en 2012-2013 sur le budget du
Septième plan de la recherche européenne. L’Europe s’est en fait
engagée pour 6,5 milliards d’euros fin juillet. Pour la France, la
dépense représentera plus que l’ensemble des crédits (hors salaires)
dont disposent tous les laboratoires de physique et de biologie
pendant vingt ans ! De nombreuses recherches autrement plus
importantes, y compris pour l’avenir énergétique de notre planète,
sont ainsi menacées. Pourquoi plus importantes ?
Contrôler la fusion pour produire de
l’électricité est un rêve ancien. Mais, contrairement à la fission
qui permit rapidement de construire nos centrales nucléaires
actuelles, la fusion pose des problèmes que, depuis plus de 50 ans,
on ne sait pas résoudre. Résumons : la méthode consiste à chauffer
un mélange d’hydrogène lourd (un plasma de deutérium et de tritium)
jusqu’à 100 millions de degrés en l’accélérant dans une enceinte en
forme d’anneau. A une telle température, ces noyaux fusionnent, en
dégageant une énergie colossale. C’est l’énergie libérée par les
bombes H, mais Iter n’est pas dangereux car les quantités
d’hydrogène sont très petites.
Pour contrôler cette production
d’énergie, trois difficultés majeures doivent être surmontées:
maintenir le plasma à l’intérieur de l’enceinte (il est instable),
produire le tritium en quantités industrielles et inventer des
matériaux pour enfermer ce plasma sous ultravide dans une enceinte
de quelques milliers de mètres cubes. C’est seulement à partir de
2019 qu’Iter doit commencer à étudier la première de ces
difficultés. Or il nous semble que la plus redoutable en est la
troisième: violemment irradiés par les neutrons très énergétiques
(14 MeV) émis par la fusion du plasma, les matériaux de l’enceinte
perdent leur tenue mécanique. On a beau nous dire qu’on pourra
imaginer des matériaux qui résisteront à l’irradiation parce qu’ils
seront à la fois étanches et poreux, nous sommes pour le moins
sceptiques : étanches et poreux, n’est-ce pas contradictoire ?
Personne, à ce jour, n’a réussi à prouver le contraire. Autant dire
qu’on est loin de la mise au point d’un prototype de centrale
électrique, puis d’une tête de série commerciale, enfin de
l’avènement d’une nouvelle filière de production d’énergie.
Ponctionner d’autres projets de recherche au prétexte qu’il y aurait
là une source quasi infinie d’énergie n’est donc aucunement
justifié. La physique des plasmas doit être financée au même titre
que les autres grands domaines de recherche fondamentale, pas
au-delà.
Or notre problème d’énergie est urgent.
C’est immédiatement qu’il faut économiser l’énergie, et remplacer
les combustibles fossiles (pétrole, gaz et charbon), responsables du
réchauffement climatique, par de l’énergie propre. La seule source
massive d’énergie ne dégageant pas de gaz carbonique est la fission
à l’œuvre dans nos centrales nucléaires actuelles. On sait qu’elle
deviendra durable lorsqu’on passera à la 4e génération de centrales
(G-IV), laquelle transformera les déchets actuels en combustible et
fournira ainsi de l’énergie propre pour au moins cinq mille ans.
Superphénix en était un prototype. Après quelques problèmes
techniques inévitables pour un prototype, et malgré de très nombreux
problèmes administratifs puis politiques, Superphénix a
remarquablement fonctionné pendant un an. Sa fermeture en 1998
résulta d’une exigence des Verts de Dominique Voynet, pour
participer au gouvernement Jospin.
Au lieu d’investir dans Iter, la
communauté internationale et surtout l’Europe feraient mieux de
reconstruire une centrale de type G-IV afin d’améliorer ce que
Superphénix nous a déjà appris. On pourrait aussi accélérer la
recherche sur d’autres centrales G-IV, dites «à sels fondus». Elles
utiliseront du thorium, un élément abondant et dont l’utilisation
pose moins de problèmes de prolifération que l’uranium et le
plutonium de la filière actuelle. Aujourd’hui, malheureusement,
Euratom n’est clairement missionné que sur la fusion. A l’échelle
mondiale, bien qu’il soit difficile d’obtenir des chiffres précis,
les crédits de recherche concernant G-IV sont environ dix fois moins
importants que ceux alloués à Iter. Les seuls pays qui construisent
des centrales de ce type sont les Russes, les Japonais et les
Indiens. En cette période de crise économique où la recherche de
solutions propres et durables au réchauffement climatique est
urgente, il est indispensable d’orienter les fonds publics
disponibles vers les vraies priorités. On nous dit qu’Iter étant
engagé, cela coûterait très cher de l’arrêter. Cet argument n’est
pas satisfaisant. La construction n’est pas commencée, seul le
terrain est aménagé.
Si l’on continue, tous les secteurs de
la recherche vont souffrir. Cette situation rappelle la construction
de la Station spatiale internationale, l’ISS. Autre projet
pharaonique, l’ISS a coûté 100 milliards de dollars et nos collègues
astrophysiciens se souviennent encore des coupes budgétaires que sa
construction a entraînées. Or, à quoi a servi l’ISS ? Pratiquement à
rien. Pour observer la Terre ou l’Univers, il vaut mieux envoyer en
orbite des robots qui sont plus stables et moins chers. En fait, les
astronautes s’ennuient là-haut. Ils passent donc leur temps à
étudier leur propre santé ! Iter risque d’être comparable : si elle
est construite, cette grosse machine ne servira qu’à étudier la
stabilité du plasma d’Iter. 15 milliards d’euros pour cela, n’est-ce
pas un peu cher ? D’autant que, d’ici 2019, ce coût risque d’être
réévalué…
Alors, plutôt que de masquer une
mauvaise décision initiale par une escalade plus mauvaise encore,
mieux vaudrait admettre enfin que le gigantisme du projet est
disproportionné par rapport aux espérances, que sa gestion apparaît
déficiente, que nos budgets ne nous permettent pas de le poursuivre,
et transférer cet argent vers de la recherche utile.